Le pouvoir des vécus au cours d’une expérience migratoire

VIII Congrès International de Psychanalyse Multifamiliale
Buenos Aires – 17-18-19 de Novembre 2018

Liza BENAYM – Vincent DELMAS

Abstract
L’expatriation est une expérience particulièrement complexe, en tant que confrontation du sujet à des vécus d’une grande intensité. À travers la description de nos propres expériences migratoires, ce texte tentera de rendre compte du caractère tant singulier qu’universel de ces vécus.
La première intervention exposera comment la séparation physique entre un individu et son entourage provoque une réactivation de la position dépressive, et vient ainsi confronter le sujet aux vestiges de ses séparations antérieures.
La seconde partie proposera l’élaboration d’une comparaison entre les étapes psychiques traversées lors d’une migration et les étapes archaïques du développement psychologique de l’enfant.
Nous essayerons de décrire comment la migration peut être tantôt le lieu de vécus profondément désorganisant, tantôt l’opportunité unique, lorsqu’elle est accompagnée d’un travail thérapeutique, d’une renaissance psychique.

Introduction
En 2016, nous sommes partis vivre à Buenos Aires pendant six mois, dans le cadre d’une formation à la Psychanalyse Multifamiliale avec l’association Babel Psi. `Pendant six mois, nous avons participé à trois groupes hebdomadaires :
Deux groupes du Sanatorio Mendez coordonnées par le chef de service de psychiatrie, le Dr Hugo Vallero.
Un groupe du Sanatorio Mendez coordonné par le Dr Alberto Jones.
Deux groupes de Multifamiliale Interculturel coordonnés par le Dr Graciela Bar de Jones: l’un était en présentiel, l’autre par vidéoconférence.
Le travail qui suit porte sur nos expériences d’expatriations courtes et le pouvoir des vécus qui étaient les nôtres.

Expérience d’expatriation et vécu d’effondrement
Vincent Delmas

Ma rencontre avec la psychanalyse multifamiliale a d’emblée été liée à ma première expatriation. Mon départ pour Buenos Aires correspondait à une première expérience d’éloignement d’avec ma famille. Je n’avais jamais connu quelque chose d’une telle intensité, je ne mesurais pas en partant pour 6 mois en Argentine tout l’impact psychologique que pouvait avoir ce voyage.

Pendant plusieurs semaines j’ai eu la sensation d’un effondrement, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, je me sentais totalement à vif… Ce qui devait être un rêve commençait à tourner au cauchemar : je me suis déprimé, j’avais le sentiment de n’avoir plus rien qui me soutenait, d’être absolument seul face au monde, comme si j’avais perdu toute ma famille et qu’il n’y avait plus que moi pour me prendre en charge.

Pendant les premiers temps de mon voyage, je détestais Buenos Aires, je haïssais même tout du pays, je dénigrais chaque petite chose que mon quotidien me faisait découvrir. Je ne comprenais pas que l’on puisse apprécier cet endroit. Je me souviens de moi, marchant dans les rues de la ville, avec une sensation de tristesse et de colère. Il m’a fallu encore plusieurs mois pour me rendre compte de ce qui m’arrivait véritablement.

Je me souviens de la violence de ces semaines. C’était à un tel point qu’après quelques temps sur place j’ai commencé à me demander s’il ne fallait pas arrêter l’aventure…

Au cours de cette période, je fis ce rêve :

Je me trouve dans une maison un peu spéciale, elle me fait penser à une sorte de temple grecque et en même temps c’est une sorte de ville souterraine. Il s’agit d’une maison familiale où toute ma famille est réunie en même temps.

Je m’aperçois soudain qu’il y a beaucoup de membres de ma famille que je ne connaissais pas. C’est la première fois que je les vois et que j’ai conscience qu’ils existent. Je me fais la réflexion que ma famille est en fait beaucoup plus grande que ce que je pensais.

D’un seul coup, je ne sais plus bien comment et pourquoi, je casse une des colonnes de la maison et je réalise que tout va s’effondrer. Je ne sais pas quoi faire, je décide de fuir, je me dis que je n’ai pas le temps de prévenir les autres, et qu’en plus si je les prévenais ils me « gronderaient » sans doute parce que j’ai fait une « bêtise ». Je réalise que tout le monde va mourir parce que la maison va s’effondrer sur eux.

Je me retrouve brusquement très loin de cette maison et je dois maintenant choisir entre différents chemins pour pouvoir rentrer chez moi. Ces chemins me font penser un peu à la Dordogne, région française d’où ma famille est originaire.

Ce rêve marque, je crois, le passage d’un fonctionnement psychique en vase clos, soumis au réseau d’interdépendances de la trame familiale, à un fonctionnement psychique ouvert, fait de nouvelles interdépendances normogènes. Ces nouveaux liens introduisent la liberté et la créativité au coeur du fonctionnement de la psyché.

Ce changement, on le voit bien dans le rêve également, ne semble pas possible sans un vécu d’effondrement et de culpabilité. Les travaux de Graciela Bar de Jones sont très éclairants à ce sujet :

“La migration devient traumatique quand prédomine le sentiment de détresse; le déséquilibre dépendra des antécédents historiques de chaque migrant eu égard à la qualité de ses expériences précédentes de pertes, séparations et/ou abandons personnelles ou familiales. Une migration symbolise et reproduit la séparation et la perte de la protection parentale, fondamentalement de la mère protectrice. La régression est inévitable dans les premiers temps; de l’intensité de la régression – compte tenu des séries complémentaires de chaque personne et s’il y a eut ou non élaboration préalable de ce projet – dépendra le degré de déséquilibre de la personnalité, avec son risque de désintégration et de dissolution avec pertes des limites du moi en situations extrêmes.”
Graciela Bar de Jones, 1998, Y si Emigramos ? Traduction personnelle1

Dans mon cas, ce qui aurait pu n’être qu’un vécu traumatique a pu devenir grâce aux groupes de psychanalyse multifamiliale une occasion de croissance. On ne peut pas faire l’économie de l’effondrement quand on se sépare de sa famille, de ses parents, pour mûrir et devenir soi. En revanche, on peut faire l’économie du trauma lorsqu’une perspective de construction nous est donnée… C’est, je crois, ce que les multis permettent.

Mais plus encore que d’avoir contenu l’angoisse, la multi m’a offert la possibilité de prendre en compte mes vécus et de leur donner une place et une consistance que jamais ils n’avaient eu auparavant. Je crois que le plus important est là. Il s’agissait du premier pas vers la possibilité d’être véritablement moi même.

L’expérience migratoire comme terre d’une renaissance psychique – Liza BENAYM

Je vais vous présenter une analyse de mon expérience de migration de 6 mois en tant que reviviscence, condensée, des stades de développements précoces de l’enfant que je détaillerai chronologiquement : gestation / premiers temps aconflictuels / position schizo-paranoide et position dépressive. Je tâcherai ensuite de décrire comment ce redéploiement fut à l’origine d’une renaissance, celle d’une partie de mon véritable moi-même.

1. La gestation

J’ai appris que j’intégrerai le programme d’échange entre l’association argentine Babel Psi et l’école de psychologie parisienne Psychoprat quelques semaines seulement avant mon départ. J’ai donc eu très peu de temps pour m’organiser psychiquement parlant. Jusqu’alors, Buenos Aires n’était pour moi qu’un « Ailleurs ». Je dois avouer que j’ai choisi ce pays comme j’aurais pu choisir le Vietnam, le Canada, ou la Chine. J’ignorais tout de la culture argentine, je parlais très mal espagnol et je n’avais aucune idée de ce qu’était la psychanalyse multifamiliale. Ce qui m’attendait m’était, en tout point, étranger. Toutes les conditions étaient donc réunies pour former un terrain particulièrement propice à l’idéalisation.
En français, nous avons un proverbe disant que « L’herbe est toujours plus verte ailleurs ». Tout était à inventer. Nous pourrions comparer cette période préliminaire qui précède le départ à celle d’une gestation psychique : l’autre, ce pays inconnu, cet étranger dont nous ignorons tout ou presque grandit en soi, s’installe, prend de la place, sans pour autant se montrer encore à nous. Il nous laisse le loisir de l’imaginer sous tous ses traits. De le désirer tout autant que de le redouter.

Je n’ai eu que deux semaines pour me construire, psychiquement, des représentations du lieu dans lequel je m’apprêtais à vivre. Mes projections se portaient tant du côté du bon : (des musiques, des couleurs, la chaleur humaine) que du mauvais (les dangers, l’insécurité à l’origine d’angoisses de mort). Cette dualité et cette ambivalence est particulièrement bien décrite par Graciela Bar de Jones « Un projet migratoire se présente d’un côté comme quelque chose auquel le sujet aspire intensément et, simultanément, comme un risque pour son intégrité psychique ».

2. La naissance

Très vite, il fut temps pour moi de quitter mon pays natal. Dans l’avion, je scrutais l’écran qui dessinait peu à peu les distances surréalistes que nous traversions. Tel un bébé parcourant de l’intérieur le corps de sa mère pour naitre, pays après pays, j’arpentais le monde. Ou peut-être dirions-nous qu’à ma manière, je « traversais la mer(e) ».

2. Premiers temps aconflictuels

J’ai atterri à Buenos Aires au lever du jour. D’ailleurs, ne dit-on pas « dar la luz » ? C’est d’autant vrai, qu’en sortant de l’aéroport, je retrouvais la lumière et découvrais une ville différente en tout point de celle imaginée. Dès les premières heures, j’étais sous le charme de ce pays où tout semblait doux, exotique, et si coloré. Ces premières impressions s’installèrent pendant mon premier mois passé à Buenos Aires. Elles furent là, le temps de l’euphorie, de la découverte, des rencontres et de l’excitation.

Durant ces premiers temps aconflictuels, les angoisses archaïques de mort que j’évoquais plus tôt ne furent plus au premier plan sans pour autant disparaître : silencieuses, elles sommeillaient. L’excitation psychique due à la découverte de ce nouvel environnement était à la hauteur de la crainte de la désorganisation qui lui succèdera. En d’autres termes, je pressentais inconsciemment la chute dépressive et l’effondrement que je m’apprêtais à vivre.

3. Désorganisations Psychique

Une fois le premier mois passé, je commençais à éprouver des émotions de moins en moins agréables. Leur puissance était amplifiée, si bien que la tristesse tournait à la mélancolie ; l’inquiétude devenait panique. J’observais chez moi des processus psychiques particulièrement archaïques tels que le clivage, les angoisses de persécution voire même la fragilité identitaire.

Clivage :

– Il opérait entre mon pays d’origine et le pays qui m’accueillait : je dénigrais les conditions de vie en France au profit d’une idéalisation de ma nouvelle vie argentine.
– Je découvrais les différents groupes de psychanalyse multifamiliale avec le sentiment d’intégrer une nouvelle famille, une famille bienveillante, qui parlait, qui se dévoilait avec tant de générosité. Une famille qui m’aidait à décortiquer les interdépendances réciproques pathogènes de ma trame familiale différemment de tout ce qu’avait pu m’apporter l’analyse personnelle jusqu’alors. Ainsi, en miroir, se dessinait le profil d’une « bonne famille » qui venait en réparer une autre.

Menace Identitaire et vécu de persécution

L’arrivée dans ce pays, empreint d’une culture et d’une langue qui m’étaient étrangères, est venue me bousculer dans mes propres repères culturels et identitaires. Lors des premières multis, l’ambiance qui s’en dégageait et qui était radicalement différente des structures de soin que j’avais connu en France m’a d’abord procurée un sentiment d’étrangeté. J’étais saisie par la familiarité entre participants et coordinateurs, la place des contacts physiques, le climat qui rompait avec les règles strictes du cadre que nous connaissons en France.

Par ailleurs, il m’était très difficile d’accepter de « ne pas tout comprendre ». L’exigence que je m’imposais à cet égard dépassait largement les attentes naturelles de l’apprentissage d’une nouvelle langue. Il aurait fallu que je la parle parfaitement, que je la comprenne sans lacune, que je l’intériorise presque comme on le fait pour sa langue maternelle. Comme s’il ne pouvait y avoir de la place pour le manque. Il me semble que l’angoisse sous jacente était de type identitaire. Comment se faire passer pour une vraie argentine quand notre niveau d’espagnol vient, d’emblée, nous démasquer ? De cette angoisse identitaire a découlé un vécu de persécution : je me sentais en permanence évaluée, jugée sur mon niveau d’espagnol. Par ailleurs, je craignais toujours que les mots incompris ne soient des attaques contre moi.

Ces vécus pourraient nous rappeler ceux rencontrés par le bébé dans la position schizo-paranoïde décrite par Mélanie Klein.

Il leur a succédé une chute dépressive, caractérisée par des sentiments de tristesse ainsi qu’un vécu d’effondrement. Je chutais dans un sentiment de perte comme si tout ce qui avait été laissé provisoirement en France semblait perdu à jamais.

4. Réorganisation psychique et déploiement du Véritable Soi-Même

Le travail effectué dans nos différents groupes de psychanalyse multifamiliale m’a permis de prendre conscience de la nécessité de ce passage dépressif pour qu’un vrai changement opère. Il y avait une place pour ma peine, elle était acceptée par le groupe.
Le climat particulièrement contenant des groupes de psychanalyse multifamiliale, aussi chaleureux qu’un ventre maternel, m’a permis de contenir tant mes vécus de désorganisation que mes vécus dépressifs en jeu dans cette expérience particulièrement éprouvante de la migration.

Face à la désorganisation provoquée par la migration, la psychanalyse multifamiliale m’a permis, peu à peu, d’organiser une restructuration psychique que j’ai tenté d’imager comme une renaissance, celle d’un moi plus fort et plus authentique. Plus encore, elle m’a permis d’être davantage véritablement moi-même.

Ainsi, la résurgence de problématiques pré-œdipiennes dû à l’expatriation fut à l’origine d’un réorganisation des stades de développement psychique pour laisser la place, enfin, au déploiement de constituants du véritable soi-même.

Références bibliographiques

Bar de Jones, Graciela M. “¿Y si emigramos? 1998” Trabajo presentado en el 3er. Congreso de la Asociación Uruguaya de Psicoterapia Psicoanalítica (A.U.D.E.P.P.). “La práctica psicoanalítica en un nuevo contexto”. Montevideo, mayo l998.

Freud, S. (1899). La interpretación de los sueños. Alianza Editorial.

García Badaracco, J. E. (1989). Comunidad terapéutica psicoanalítica de estructura multifamiliar. Madrid, Ed. Tecnipublicaciones.

García Badaracco, J. E. (2006b). Psicoanálisis Multifamiliar – Para curar la enfermedad mental desde la virtualidad sana. Revista de Psicoanálisis de la Asociación Psicoanalítica Argentina, LXII (4): 919-936.

Winnicott, D. (1958). La capacidad para estar solo. Escritos de pediatria y psicoanalisis. Barcelona. Paidos.